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Mordred
Justine Niogret
Mnémos, Dédales, roman (France), fragment arthurien, 168 pages, septembre 2013, 17€

Le jeune Mordred grandit dans la forêt, avec sa mère Morgause. Il apprend les plantes, il vit avec les herbes, les fleurs et la nature, tenu loin des hommes par sa mère. Il apprécie la vie chaque instant de son existence d’enfant. Et un jour, son oncle, Arthur, qu’on dit roi, vient le prendre, car le temps est venu. Le temps de rejoindre les pierre froides du château, de devenir chevalier...



D’entrée de livre, deux Mordred se montrent à nous, lecteurs : un enfant, pas si insouciant mais aux quotidien rythmé par la nature, la cueillette et les escapades, et un autre, plus adulte, infirme. Un chevalier presque déchu, blessé au dos d’un mal qui ne veut pas guérir et qui le condamne à garder la chambre ou se traîner piteusement. Et les cauchemars... Rongé par la fièvre, c’est Mordred l’infirme qui nous raconte son enfance, auprès de Morgause, mais surtout les points marquants de son adolescence, ses traumatismes : la venue de son oncle, son épreuve de chevalier contre un monstre (et la blessure reçue alors, elle aussi longue à guérir), son premier duel - son premier mort sur un champ de bataille. Et ce tournoi qui l’a privé de l’usage de son bassin et d’une jambe, de sa vie d’homme.
Mais il y a aussi son oncle, Arthur, un homme fatigué, malade, mourant du poids de son destin, et qui aime son neveu Mordred comme un fils. Et la plus grande douleur de Mordred n’est pas dans ses reins brisés, mais dans son incapacité à aider ce presque père...
Et vient le miracle. La guérison. Et la mort.

Est-il besoin de rappeler le nombre de prix raflés par « Chien du Heaume » ? J’avoue n’avoir pas encore eu le temps de lire sa suite, « Mordre le bouclier », qu’on dit tout aussi bonne. Justine Niogret, en quelques romans et nouvelles, a imposé un style, mélange de langue châtiée, au vocabulaire ancien profus, et de chronologie déstructurée. En s’emparant ici de la légende arthurienne, elle change notre point de vue sur les rôles habituels des héros de Camelot. Mordred est le Traître, l’Assassin du roi. Mais pour quelles raisons ? Et n’est-il pas un homme avant tout ? Évacuant toute sournoiserie de son caractère, elle en fait un être déraciné, dépossédé de son enfance et de sa mère, qui n’a pour se raccrocher que son oncle, son seul parent par le sang mais aussi par l’esprit, car Morgause et Arthur ont été instruits des mêmes sciences des herbes, dont lui Mordred est le dernier dépositaire.
Enfant de la Nature, Mordred, extirpé de sa forêt, recherche de nouvelles sensations, cherche à sentir la vie. Ce ne sont pas les pierres du castel qui lui répondront. Et il va apprendre la mort. D’abord face à ce monstre dont la victoire le fera chevalier. Mais à quel prix : son venin l’aura presque fait trépasser, comme un avant-goût de ce qui l’attend. Puis viendra la mort sur le champ de bataille : la mort donnée à un autre chevalier, et la sensation de vie absolue que tire Mordred de ce duel. Rien ne l’exalte plus que mesurer sa force aux autres : sa blessure qui l’en rend incapable n’en sera que plus cruelle. Plus qu’une infirmité physique, elle le contraint à l’inaction, au repli, aux souvenirs et aux cauchemars.

A la fin, tandis que l’un guérit miraculeusement, c’est un autre qui décline, irrémédiablement. Et c’est là que Justine Niogret change la trahison en sacrifice, achevant un parallèle christique qui n’échappera à personne. Peu importe le prix, seule doit rester la légende du grand roi.
Cette vision de plus en plus humaine des figures mythologiques, de presque désacralisation des héros, les amateurs du cycle arthurien l’avaient déjà vue dans le « Kaamelott » d’Alexandre Astier, avec un roi Arthur en quête de paternité non pour sa couronne mais pour lui-même, et cet ultime échec sera la goutte d’eau au vase de ses soucis politiques. Dans « Mordred », la vision est centrée sur le chevalier, que le monde extérieur, tout comme les autres, intéresse peu ; et la réclusion à laquelle sa blessure le contraint n’aide pas. On n’aura alors que des bribes du dehors : une vision de Guenièvre troublante, les tracas causés par un Polîk qu’on devine pendant obscur de Mordred. Il ne converse qu’avec deux personnes : le mire, guérisseur même pas barbier aux pilules inefficaces face au mal, et Arthur, qui vient s’enquérir de lui, et lui parle du monde, de la vision qu’il en a. Parce qu’ils sont les deux derniers du même sang, à partager un héritage commun, parce qu’Arthur peut parler à son neveu comme il ne parle pas à ses autres chevaliers. Parce qu’avec lui, il peut être non pas un roi, mais un homme prêt à souffrir du destin qui lui est imposé.

« Mordred » s’avère finalement le récit de deux vies brisées, d’une famille au destin trop lourd pour un gamin et un homme fatigué. Justine Niogret s’abstient de surenchérir inutilement : nos bribes de savoir de la légende comblent les trous, éclairent certaines scènes, échafaudent ou balaient hypothèses et idées reçues. Tout comme le Christ avait besoin de Judas pour atteindre l’immortalité, Mordred, le neveu aimant, le chevalier fidèle, sacrifie son nom pour son roi. Et rien d’autre n’a d’importance.

La sobriété de la couverture, avec ce pleurant de pierre, immortel mais pétrifié, loin de l’héroïsme transpirant magnifiquement des illustrations auxquelles Mnémos nous avait habitués, correspond bien à cette déliquescence, cet abandon qui s’empare des personnages et de nous au fil des pages. On sait, on sent que la fin sera la mort, et on l’espère délivrance. Lorsque vient la dernière ligne, l’auteure est parvenue à ses fins : l’assassin, le traître n’en est un un, nous comprenons enfin son geste, nous l’en remercierions presque.

Malgré toute la tristesse qui se dégage des personnages, il y a les moments de grâce de l’enfance de Mordred, rayons de soleil au travers du feuillage des bois de Morgause, et la plume de Justine Niogret, impeccable, suffisamment travaillée sur le rythme, les mots et les élisions pour nous transporter au royaume de Logres sans perdre les moins férus en route. Dès l’introduction, avec la farce de Renart, on est tenté de lire « Mordred » à mi-voix. Faire rouler les mots et leur sens dans l’air, les laisser nous entourer, nous subjuguer un peu plus. Faire nôtres les petits bonheurs de l’enfant, et les souffrances de l’homme.


Titre : Mordred
Auteur : Justine Niogret
Couverture : Isabelle Jovanovic
Éditeur : Mnémos
Site Internet : fiche du roman
Collection : Dédales
Pages : 168
Format (en cm) : 21 x 15 x 1,5
Dépôt légal : septembre 2013
ISBN : 978-2-354-08159-1
Prix : 17 €



Nicolas Soffray
21 septembre 2013


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