“Les Londoniens se comptent par millions, et l’immense majorité d’entre eux ignore tout de l’autre cartographie, de la cité des douances et des hérésies.”
Des choses bizarres, il s’en passe même tellement que certains Londoniens pourraient se demander comment ils ne s’en sont pas encore rendu compte. Car, sous une façade somme toute assez conventionnelle, la ville est hantée par une telle pléthore d’illuminés et de mages qu’il devient difficile, même pour un naturaliste formé aux classifications linnéennes comme Billy Harrow, d’y retrouver son latin. Et quand tout ce petit monde conspire, s’espionne, se pourchasse et même s’entretue pour mettre le grappin sur Billy, dont tout le monde est persuadé qu’il en sait bien plus que quiconque sur le fameux Architeuthis disparu, les choses deviennent assez compliquées. Sans compter diverses confréries et sororités dont les simples noms – les Néothugs et les Soeurs de Noeud Coulant, pour citer deux exemples – suffisent à vous prendre à la gorge. Mais, des comme eux, il y en a manifestement à tous les coins de rue : “Bien sûr qu’ils sont partout. La vermine théurgique, des dieux minuscules, qui contaminent le moindre recoin. (...) Les rues de Londres sont des synapses de pierre prédisposées au culte.”
“Nous sommes confrontés à un raz-de-marée de Jean. Une épidémie d’eschatologies. Nous vivons à une époque de concurrence entre fins du monde.”
China Miéville n’a pas manqué, dans les entretiens donnés à l’occasion de la sortie de « Kraken », de préciser que ce roman relevait, au moins partiellement, de la farce. Une farce noire, et, par moments, malgré l’argument fantastique, assez réaliste. C’est en empruntant à la fois au réel et à la caricature que Miéville fait de son personnage central un individu destiné à sauver le monde non pas d’une apocalypse, mais peut-être d’une série d’apocalypses concurrentes. Nous n’en dirons pas plus, de crainte d’en trop révéler au lecteur. Qu’il sache simplement que “Nous sommes en l’an zéro du kraken. L’Anno Teuthis. Le temps de la fin.”
« Via de pénibles interprétations de rêves et de souvenirs, ils traduisaient l’histoire de Londres et des cloques évoquant des incendies au sein de son passé, collectant ces signes précurseurs étranges qu’étaient les victimes des brasiers architecturaux et temporels. »
De la surenchère et de l’humour, donc, qui viennent pimenter ce qui apparaît par moments également comme un thriller horrifique, une enquête magique parfois assez noire. Surenchère dans un imaginaire où Miéville fait feu de tout bois, en une étonnante succession de trouvailles.
On apprécie tout particulièrement la manière dont il parvient à dévoyer vers la magie certains champs inattendus de la science. Les mathématiciens spécialisés en topologie apprécieront ses inventions démentes dans le domaine du pliage, par exemple la fameuse bouteille de Klein en origami, mais aussi les nombres visionnaires, lesquels viendront désormais s’ajouter à la longue liste de nombres existants mais passablement déstabilisants comme les imaginaires, les transfinis ou les surréels, et les physiciens rêveront de la combustion à mémoire de forme.
On aime aussi d’autres trouvailles comme sa description, hélas trop brève, de passionnés de sectes qui passent leur temps à les infiltrer les unes après les autres dans le simple but de collectionner les démences, la grève des animaux familiers, l’espion issu d’une statuette funéraire de l’époque de Ramsès III et capable de se déplacer partout d’effigie en statue, de mannequin en gargouille (sans compter, dans le domaine policier, les « indics théologiques »), l’Union des Assistants Désenchantés, l’enchanteur capable de se téléporter en laissant derrière lui son cadavre mais devenu fou, hanté par ses propres fantômes, les poussiéromanes shootés à l’entropie, les armes vivantes projetant dans les chairs de leurs cibles des œufs de flingues, les séances de divination faisant appel aux mânes de FDBM ou Flics De Base Morts, le personnage réduit à son encre, sorte de pieuvre humaine évoquant les encres vivantes développées par Hal Duncan, et les terribles mnémophylax ou anges de la mémoire, objets animés protecteurs des musées. Ce ne sont là que quelques exemples, et l’on pourrait se demander comment China Miéville parvient à faire de cet assortiment en apparence hétéroclite un tout harmonieux. Sans doute fait-il lui aussi usage de magie, car il y parvient parfaitement, créant, dans les interstices du Londres classique, un monde coexistant et parallèle, et qui s’y intrique à la perfection.
Des artifices classiques et bienvenus.
Tout ceci ne pourrait bien entendu pas fonctionner s’il n’y avait derrière cette fantaisie une évidente culture classique, dans laquelle Miéville pioche avec talent. Ainsi, par exemple, la description de ces étranges individus de chair et de matériel électronique des années soixante évoque-t-elle irrésistiblement, malgré la différence d’époque, les tableaux de Jérôme Bosch. Le recours aux apocryphes (dont un très mystérieux Entomonomicon) se fait avec tact et mesure, et inclut même les journaux parallèles. D’astucieux néologismes (londremanciens, douance, realtheologie, empliage, pesomancie, rétroechatonaute, eschatopathie, thanatothurges, metropolitopoïese dieusards et autres toxicomages ) sont régulièrement mis à contribution, mais sans excès. Ils n’ont pas dû faciliter les choses à la traductrice, laquelle a également le mérite d’être allée chercher des termes peu usités comme, par exemple, le très élégant atramentaire.
Une valse de l’humour et de l’effroi, de l’épouvante et de la dérision.
Si l’on voulait vraiment trouver des défauts à ce roman, on pourrait souligner le fait que certains dialogues donnent l’impression de tirer à la ligne, notamment dans la première partie où, au cours de ces conversations, la naïveté du personnage principal est trop mise en avant pour que l’on ne devine pas qu’il se révélera d’une autre trempe au fil du récit, et où, concomitamment, l’humour « british » ne fonctionne pas tout à fait. Mais, si l’on met de côté ce point de détail, vite balayé, « Kraken » s’impose comme un roman dense, prenant, profus, trépidant, inventif, qui vient confirmer une fois encore le talent de l’auteur.
Après avoir imaginé sur le mode noir deux cités emmêlées et pourtant régies par des lois distinctes dans « The City and the City », après avoir inventé une ville de Londres parallèle et hautement fantaisiste dans « Lombres », China Miéville nous offre ici une nouvelle farce urbaine, à la fois joyeuse et noire, à la fois féroce et pleine d’humour. Nul doute qu’après avoir lu « Kraken », les Londoniens comme les visiteurs considéreront leur environnement avec un œil nouveau, à l’affût de cette face dissimulée de la capitale dont China Miéville leur aura révélé quelques secrets.
Titre : Kraken, une anatomie (Kraken, 2010)
Auteur : China Miéville
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Nathalie Mège
Couverture : Galapagos Conservation Trust
Éditeur : Fleuve Noir
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 517
Format (en cm) : 15,3 x 24 x 3,5
Dépôt légal : juin 2013
ISBN : 978-2265094581
Prix : 21 €
China Miéville sur la Yozone :
La chronique de « The City and the City »
La chronique de « Lombres »
La chronique de « Perdido Street Station » (2 tomes)
La chronique de « Les Scarifiés »
La chronique du « Concile de Fer »
Et aussi sur la Yozone :
Un autre ouvrage avec (beaucoup) de céphalopodes