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Le cyberespace de l'imaginaire




Encre
Hal Duncan
Folio, collection FolioSF, n°435, traduit de l’anglais (Écosse), livre-univers / science-fiction / fantastique, 984 pages, octobre 2012, 10,90€

Près de mille pages pour « Encre », qui, après « Vélum », reprend, dans les plis sans fin du multivers, le combat éternel entre une poignée d’individus et une légion de dieux déments. Rien que de très convenu dans le genre, penseront les septiques, mais une utilisation astucieuse des mythes, une générosité rare de l’écriture, un véritable souffle animent ces aventures sans cesse réécrites. Aidé par une plume très dense, Hal Duncan s’affranchit des étroites limites des gros pavés commerciaux pour échafauder, sinon un livre-monstre, du moins un ouvrage qui sort de l’ordinaire.



Le Livre de toutes les heures, la Cryptolangue et le Vélum

Bien des hypothèses avaient été évoquées dans « Vélum » pour tenter d’expliquer ce qu’est réellement ce Livre de Toutes les Heures, livre-monde et livre-univers. Dans le panopticon métamorphique des mondes de Duncan, nous trouvons ici quelques nouvelles pistes : il serait issu du Macronomicon de Liebkraft, dont chaque exemplaire contient une erreur, et dont la somme des erreurs composerait sa structure. Il serait une écriture « descendue du paradis gravée sur la peau des anges déchus » un « traité de mathématiques et de métaphysique, rédigé dans le langage des anges, le langage qui cimente la réalité  », ou peut-être, comme le hasarde l’oncle de Carter, « un brouillon du Vélum, c’est à dire de toute réalité, de toute irréalité, transformé en certitude éternelle une fois gravé dans un grimoire peut-être écrit par Dieu lui-même. » Mais, dans un des replis de ce vélum précisément, il devient le Livre de Toutes les Heures des Gédéons, un Évangile gratuit des chambres d’hôtel, d’une banalité confondante. Selon Pickering, spécialisé dans le renseignement, il contiendrait « tout ce qui fut écrit un jour mais aussi tout ce qui n’a jamais été écrit. L’Histoire et le futur, mais aussi toutes les histoires, tous les futurs  ».
On s’en doute : les religieux ont aussi leur mot à dire. Les néo-iconoclastes le définissent comme « la substance première du réel, le substrat sur lequel est écrit le Cosmos », et ajoutent : « le véritable fondement du réel, c’est le vélin du Livre. » D’autres le voient comme une démence mathématique écrite par un individu du nom de Paracletus, ou comme « une série d’histoires contradictoires amalgamées en un seul conte confus, une sorte de vérite, certes, mais truffée d’inconsistances, de digressions, d’interpolations et d’interprétations erronées, des fictions racontées comme des faits, de faits racontés comme la fiction. » Le professeur Hobbsbaum, plus froidement, considère que « notre tendance à considérer le Livre comme un objet, complet, consistant, singulier et grandiose est un acte de foi fondé sur notre désir de certitude. »
Notre désir de certitude : voilà bien quelque chose de déplacé quand on affronte l’univers du vélum, cette trame tissée de mondes à travers laquelle voyagent les personnages de Duncan. Car, si entre la structure du vélum et le contenu du Livre de Toutes les Heures existe plus d’un point commun, le plus flagrant d’entre eux est bel et bien l’incertitude. Et ce fameux langage divin évoqué dans l’un et dans l’autre, cette Cryptolangue « dont le chant accouche du monde  », et qui constituerait une arme capable de défaire les anges eux-mêmes, interroge lui aussi. Porté par l’encre du Livre et l’encre du réel, nuée noirâtre nanotechnologique ou magie pure, « intellect infini, noir et liquide d’une puissance divine, support d’activité grâce auquel le fini est défini », il pourrait bien être, en définitive, la véritable substance première du réel.
Mais ce ne sont là que des hypothèses. Et les personnages de Duncan qui s’interrogent ne peuvent guère que se laisser aller à un détissage du réel qui leur réserve quelques plaisanteries raffinées : ainsi de celles que même les autres livres réservent à Reynard. « Il prend un texte sacré et le découpe à coups de ciseaux en intervertissant les phrases jusqu’à ce que ses soupçons se confirment : il correspond à un livre de cuisine victorien proposant deux mille recettes, la plupart à base d’agneau et de sauce au vin rouge. Il brûle plusieurs exemplaires du même dictionnaire, et chaque fois n’en subsiste qu’un tout petit bout de page roussie contenant le mot lexique. »

Les abîmes de l’espace et du temps

Les plissements de l’espace et du temps qui sont la trame même du Livre de toutes les Heures, la trame du parchemin, du vélin, du papier, mais aussi du vélum, cet univers auquel ils renvoient, ont été vertigineusement décrits dans le premier tome, mais reviennent ici encore – la trame est sans fin, tout comme les variantes à l’aide desquelles on peut la mettre en scène –, notamment lorsque Joey cherche à comprendre la structure d’une ville : les plans et itinéraires de la cité ne se calquent pas les uns sur les autres, « L’idée lui vient que les feux de la circulation de cette ville ne se dressent pas aux jonctions mais aux disjonctions. Quand le feu est au vert, l’une des réalités s’écoule, puis quand il passe au rouge cette réalité s’interrompt (...) Un monde fluctuant parce qu’il tente d’être toute chose pour tout le monde. » De même, après avoir cru un moment que le temps n’avait que deux dimensions, que quelle que soit la route empruntée il resterait coincé au XXe siècle, il découvre la troisième dimension, une « accumulation de couches successives, d’univers morts stratifiés, de mondes moins bien ordonnés  ». Les bitmites, ces nanomachines, ces entités magiques qui sont à la fois l’encre, la cryptolangue et les individus ont découvert ces failles, les ont forcées pour « mettre au jour des mondes entiers qui ne devraient plus être. »

Une poignée de personnages récurrents, un détissage dickien de la trame du réel

Le Livre de Toutes les Heures, la Cryptolangue et les fragments de réel qui en découlent sont donc les points clefs autour desquels s’affrontent les Amortels, personnages humains capables de renaître sans cesse à travers des plis voisins du vélum pour y fuir ou y affronter des anges si désireux de transformer le vélum en paradis qu’ils sont prêts à commencer par les pires exactions. On retrouve donc pour commencer, comme au début de « Vélum », Guy Reynard Carter, mais dans une configuration différente, une Amérique parallèle où il est médecin et consultant psychologue, une Amérique où les êtres humains ont une anatomie proche de celle des anges. Puis l’on retrouve les six autres personnages sous une forme ou une autre, Jack Carter, alias Jack Flash alias Johann Von Strann, Joey alias Pechorin alias Pickering alias Narcosis alias Fox, Anna alias Phreedom alias Anesthesia, Puck alias Thomas Messenger alias Tamuz, Seamus Finney alias Le Roi Finn alias Finnan, et enfin Don alias Mc Chuill alias Le Coyote. Et l’on passe avec eux d’un monde à un autre, des mondes aux caractéristiques parfois communes, parfois différentes : celui de l’Hinver, celui où règne une mystérieuse source d’énergie, l’orgone (qui n’est plus le monde à composantes mêlées de steampunk et de cyberpunk décrit dans « Vélum », mais une cité de Kentigern, « ensevelie sous les ruines luxuriantes du réel  », façon pulp, pop-rock et délirante à la manière d’un Jerry Cornélius), une Angleterre des années cinquante après l’émergence, en Russie communiste et en Allemagne nazie, d’une nouvelle idéologie pire encore nommée futurisme, une Turquie et une Palestine évoquant les années vingt où nos protagonistes lutteront, en compagnie de la secte des Enakites, autour des puits d’encre convoités par tous. Mais nous ne saurions résumer ici plus de neuf cent pages, synthétiser ces voyages « sous la peau du monde » à travers le vélum (y compris un monde futur où l’homme a conquis les étoiles), pour s’achever après les combats autour des puits de Tell-el-Karnain, avec sa vision dantesque de « tempête d’encre des bitmites, c’est à dire de nous autres, consciences défuntes enfouies dans des millénaires de poussière, écrasées, transformées en carburant pour âmes perdues de l’humanité par le poids des réalités mortes. »

Un second tome supérieur au premier

Si l’on retrouve deux défauts que nous avions déjà soulignés lors de notre lecture de « Vélum » », à savoir l’obsession lassante et exclusive de l’auteur pour l’homosexualité masculine (à l’exception d’Anna/Phreedom, et de la brève apparition d’Anat Ashtazi Alhazred, guerrière qui n’est peut-être elle aussi qu’un de ses avatars lovecraftoïdes, le multivers de Duncan, pour infini qu’il soit, apparaît singulièrement dépourvu de personnages féminins), et l’incompréhensible hiatus entre les temps mythologiques et les vingtième et vingt-et-unième siècles (car si les personnages, passant sans cesse d’un pli du vélum à l’autre, sont capables d’apparaître à des époques où ils n’étaient pas encore nés, plus de deux mille ans d’histoire humaine sont étrangement occultés), « Encre  » apparaît néanmoins comme plus abouti que le premier tome. Si l’on peut regretter le resserrement de l’action sur quelques plis du vélum, si l’on peut se lasser des scènes de théâtre déclinées à l’excès, l’écriture en apparaît plus dense et plus cohérente, et compose une trame narrative à la fois fluide et homogène. Autant « Vélum », malgré d’indiscutables fulgurances, nous avait laissés assez dubitatifs, autant « Encre  » publié en langue originale deux ans plus tard, témoigne des progrès accomplis par l’auteur. « Le Livre de Toutes les Heures » accèdera-t-il pour autant au statut de « livre-monstre » manifestement convoité ? Peut-être Hal Duncan s’est-il pour cela trop focalisé sur la répétition du même drame, sur les déclinaisons des mêmes aventures vécues par les mêmes protagonistes, au détriment des aspects vertigineux de l’espace et du temps. Comme si l’auteur, effrayé par sa propre ambition, s’était de lui-même bridé, limité, confiné à quelques replis et impasses de son univers, à quelques pages de ce Livre de Toutes les Heures « dans lequel l’on voit la vérité se déjeter autour du mythe et vomir dans ses bras spiralés un million de meilleurs des mondes qui tournent comme une galaxie de constellations hasardeuses et changeantes. » Les lecteurs jugeront, mais il est indéniable que ce roman, qui confirme l’énorme potentiel de l’auteur, mérite le détour.


Titre : Encre (Ink, 2007)
Série : Le Livre de toutes les heures, tome II
Auteur : Hal Duncan
Traduction de l’anglais (Écosse) : Florence Dolisi
Couverture : Bastien Lecouffe Deharme
Éditeur : Gallimard (édition originale : Denoël, 2008)
Collection : Folio SF
Site Internet : page roman
Numéro : 435
Pages :984
Format (en cm) : 11 x 17,8 x 4,3
Dépôt légal : octobre 2012
ISBN : 978-2-07-044681-0
Prix : 10,90 €


Hal Ducan sur la Yozone :
- La chronique de « Vélum »
- La chronique de « Evadés de l’enfer »


Hilaire Alrune
8 janvier 2013


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