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Vélum
Hal Duncan
Folio, collection FolioSF, n°434, traduit de l’anglais (Écosse), livre-univers / science-fiction / fantastique, 814 pages, octobre 2012, 10,90€

Plus de huit cents pages pour un roman qui traite de divinités, de multivers, de personnages qui se réincarnent au fil des époques, d’humains et d’amortels qui ne sont rien d’autre que les pantins des dieux. Rien de très nouveau sous le soleil des univers multiples, prétendront avec une arrogance d’allure divine les lecteurs forcenés. Mais on est bien loin d’un repetita du genre, d’une nouvelle déclinaison industrielle d’un auteur tirant à la ligne pour s’acquitter d’un pavé tout autant purement commercial que fondamentalement inutile, d’un ouvrage sitôt lu sitôt oublié. Car « Vélum », aussi bien par ses nombreuses qualités que par ses non moins nombreux défauts, apparaît avant tout comme la naissance d’un auteur.



Un prologue brillant

Reynard Carter n’est pas étudiant à Glasgow par hasard. Il sait que c’est en ces lieux, et nulle part ailleurs, qu’il a une chance de trouver un livre mythique. Livre crée par Lucifer et révélant le vrai nom de Dieu ? Macronomicon de Liebkraft, attribué à un arabe dément ? Livre de Toutes les Heures créé par Métatron et contenant la parole de Dieu à chaque instant de l’éternité ? Livre de la vie apporté par les anges sur la terre pour sauver les hommes de la destruction ? Livre de la loi dont on disait que « toutes les pages étaient vierges et à l’exception d’une seule, et que sur cette page ne s’étalait qu’une unique phrase, une équation qui saisissait l’essence même de l’existence  » ? Peut-être un seul ouvrage démentiel les contenant tous, contenant les âmes et les destinées de chaque homme ayant vécu ou encore vivant. Et peut être même plus encore : car, quand Reynard Carter découvre ce livre, il n’y trouve pas seulement notre monde, mais une infinité de mondes nommée Vélum. Dans un véritable vertige topographique, géographique, conté avec une puissance d’évocation qui n’est pas sans faire penser à « La Maison des feuilles » de Mark Z. Danielewski, sans doute la plus belle référence qui puisse exister dans ce domaine, Carter passe dans le Vélum, dans un monde à la fois très proche et subtilement différent du sien, du nôtre, dont chaque habitant semble avoir disparu. Il entame alors une quête véritablement prodigieuse.

Un développement en mi-teinte

S’ensuit, sur près de huit cents pages, un développement suivant de façon non linéaire les destinées de plusieurs personnages. Guy Reynard Carter lui-même, à travers une série de chapitres, hélas trop rares, nommés Errata, qui sont autant d’étapes dans ce vertigineux multivers qu’est le Vélum. Mais aussi ses amis Jack et Thomas, dont on comprend qu’ils sont des Amortels poursuivis à travers le Vélum par les divinités régnantes, notamment Métatron, le plus puissant des anges, voulant de toute force les enrôler dans un conflit contre une faction parallèle destinée à transformer le Vélum entier en paradis, objectif pour lequel il est prêt à toutes les extrémités. Parallèlement, ces anges poursuivent Phreedom, alias Anna, alias la déesse sumérienne Inana, dont le destin est décliné à l’envie, ressassé, répété, tout comme ceux de son frère Thomas et de Jack, sous des formes voisines, à travers les mythes sumériens, puis grecs, puis (résurgence sans doute du mythe prométhéen) les tourmentes de feu et d’acier du vingtième siècle, et également dans un passé alternatif de la fin du second millénaire, qui comprend des composantes à la fois steampunk et cyberpunk.

Le propos, on le voit, est particulièrement vaste, et ne manque pas d’ambition. Mais, passé un prologue brillant, il s’enlise rapidement, tout au long de la première partie, dans une structure hachée, répétitive, non linéaire, ne respectant pas la chronologie, et que l’on pourrait qualifier d’audacieuse si elle apportait un plus par rapport à une narration classique, ce qui n’est pas le cas. Après cette seconde partie, intitulée « Le Dieu perdu de Sumer » – qui s’étend tout de même sur près de quatre cents pages – le roman, s’intéressant aux mythes grecs et désormais baptisé « Les feuilles mortes du Crépuscule », revient partiellement à une narration plus classique, notamment avec la quête d’une cité sumérienne, elle aussi répétée (1924, 1942, 1999), et ses aspects particulièrement lovecraftiens.

Des défauts évidents

Le roman ne manque hélas pas de défauts. Notons par exemple la lourdeur particulière avec laquelle Hal Duncan revient, jusqu’à la scène finale, sur la composante homosexuelle de ses personnages principaux : l’auteur cherche-t-il à faire « tendance », à montrer qu’il a les idées larges alors qu’il se contente de suivre le politiquement correct, croit-il faire preuve d’audace en recourant à l’envi à ce qui est devenu une véritable « tarte à la crème » littéraire, cherche-t-il à s’attirer automatiquement l’estime des bien-pensants ou, de la façon la plus putassière qui soit, à s’assurer d’une certaine partie du lectorat ? Reste à expliquer par quel miracle un multivers où l’on a du mal à trouver la moindre trace d’amour entre sexes différents, ou même entre les dieux et les femmes (et pourtant les mythes n’en manquent pas) peut encore contenir un tant soit peu d’humains.

De même, les références à l’instantanéité, au fugace, à l’éphémère, au trop contemporain, ne cadrent pas avec le propos. L’utilisation par Métatron d’un palm apparaît d’un grotesque consommé, et plus globalement la récurrence des marques (que peut bien peser Zippo face à l’éternité ?) assez maladroite. Le cadre référentiel de la peinture (Jackson Pollock) ou de la musique citée (guère de salut en dehors de la pop, alors que l’on ne peut jamais dire que « Le Livre de toutes les heures » soit un roman rock’n roll, façon aventures de Jerry Cornélius, d’ailleurs cité au passage) semble passablement étriqué. Tout ceci est aussi très « tendance ». Non seulement de telles références ne convainquent pas, mais au regard de l’éternité et du caractère infini du multivers, ne font guère que desservir le propos.

Il en va de même– et c’est sans doute là où le bât blesse plus encore – avec la composante historique. L’allusion au 11 septembre et à ses dérives sécuritaires (très tendance aussi, mais il est permis, même sans grand recul, de douter de l’importance de cet évènement au regard des millénaires) apparaît comme une référence obligée, et la focalisation sur quelques soubresauts du vingtième siècle (les tranchées de la première guerre mondiale, la guerre civile espagnole, au sujet de laquelle l’auteur confesse son admiration dans la postface, mais curieusement vite expédiée, les mouvements contestataires de l’Irlande et de l’Écosse) laisse, elle aussi, perplexe au regard de la vastitude de l’Histoire. On a donc d’un côté, l’époque antéhistorique ou anhistorique avec les mythes, de l’autre côté une courte période s’étendant de la première guerre mondiale aux décennies inaugurales du siècle en cours. Entre ces deux temps, tout au long de plusieurs millénaires, rien, ou pas grand-chose. On remarquera la même tendance au niveau des références littéraires : les mythes antiques d’une part, Howard Philips Lovecraft et quelques auteurs du vingtième siècle d’autre part. Tout ceci est sans doute voulu, mais ne peut manquer de laisser perplexe. Peut-être un tel hiatus est-il destiné à signifier qu’au regard de ce multivers insensé qu’est le Vélum, l’Histoire de l’humanité telle que nous la connaissons est à tel point insignifiante qu’elle mérite à peine d’être mentionnée.

Des caractéristiques remarquables

Mais il serait trop partial de ne retenir de ce roman que ses scories. Nous l’avons écrit plus haut : Hal Duncan est capable d’être brillant. La quête de Reynard Carter à travers une infinité de mondes morts et désolés, une quête si longue que les documents et notes qu’il accumule au sujet de son propre voyage finissent à plusieurs reprises par tomber en poussière, est l’occasion de descriptions somptueuses – notons, par exemple, des architectures démentes, des cités verticales sur un rift sans fin – et suggère des périodes et des territoires si vastes qu’ils apparaissent aux limites de l’humainement perceptible.

La perception du Vélum par les personnages est souvent magnifiquement rendue : «  Le vélum n’est pas l’absolue certitude d’une cité-état du Paradis ; c’est plutôt une immense friche d’incertitude, de possibles, c’est ce putain de chaos primal lui-même, et cet empire des anges dont rêvent les Amortels n’est qu’un comptoir colonial cherchant à la domestiquer, à le modeler selon leurs idéaux puritains déments, une ville de murs et de clôtures, de ferveur dévoyée, de haine et de peur (...)  ». Les réticences de Phreedom et de Jack face au Vélum, un univers « leur révélant la chair et les os de leur métaphysique sous-jacente, le système nerveux des chemins tortueux de l’espace et du temps, les tendant s’étirant entre les siècles, l’ossature blanche d’une éternité assemblée, articulée, reconstruite par des créatures qui avaient quitté le monde ordinaire longtemps avant leur naissance » sont décrites avec un incontestable talent. Quant à Thomas, il en a fait très tôt l’expérience : « Il a vu l’éternité dans un grain de sable et n’a pas aimé cet aperçu, celui d’une puissance énorme, ancienne, se mouvant dans le monde qui les entoure comme les muscles sous la peau douce d’une panthère (...) Et il ne s’agit pas de Dieu mais d’une puissance plus froide, plus ancienne.  »

On notera également, sans en donner le détail, les magnifiques et terrifiants aspects liés au Verbe, rebaptisé par Hal Duncan sous le nom de Cryptolangue, une langue connue et parlée par les seuls initiés, une langue qui est également acte, et pouvoir. Une langue qui a été conservée depuis l’aube des temps de manière effarante et hideuse, que les protagonistes découvriront dans la mythique cité sumérienne et nordique de Kur. Une quête qui génère une inquiétude sourde, larvée, et suggère, dans une veine toute lovecraftienne, des mystères abyssaux.

Notons enfin l’irruption de la science sous forme de nanites ou de bitmites, artefact insensé, accident technologique à la frontière de la magie, anges de poussière paraissant dotés d’une volonté propre, naissant des ombres ou de cette noirceur qu’est l’incompréhensible Crépuscule en bordure desquels finissent quelques-uns des protagonistes. Une nanotechnologie qui relève à la fois du divin et du diabolique, qui est à la fois acte, sens et figure, et peut-être même finalement démon. Une hybridation entre le mythe et la science qui n’est pas sans rapport avec les tatouages du Livre des dieux morts de la déesse Eresh, ces motifs inquiétants qui sont aussi, quelque part, les âmes des morts et des vivants, ces motifs qui sont écrits par les héros mais aussi que les héros écrivent, une hybridation qui n’est pas non plus sans rapport avec l’encre, avec l’écriture, avec le langage, et qui est elle aussi l’occasion de paragraphes magnifiques.

Une impression finale mitigée

« Je me demande si ce n’est pas cela qui nous attend au bout du voyage, sur la dernière page du Livre de Toutes les Heures : un lieu où les variations se dissipent, où nos moi multiples se condensent en une unique et parfaite version platonicienne de nos êtres » On ne saura pas, en définitive, ce qu’il en est réellement, mais le lecteur aura en tout cas fait un étrange voyage, et saura qu’il a passé un moment « sur le seuil séparant deux mondes, un pied sur la terre et l’autre dans la lumière limpide des rêves  ». Limpide ? Peut-être pas tant que cela. Perplexe devant cet énorme roman – plus de huit cents pages – perplexe devant ce formidable hiatus entre antiquité et contemporanéité, qui, peut-être, sera plus compréhensible après la lecture du second volume du diptyque, « Encre », le lecteur restera, au terme de ce premier volume, sur une impression mitigée. Avec moins de scories, avec plus de discipline, « Vélum  » aurait pu être un grand roman de genre. Ce n’est pas le cas, mais l’auteur n’en est sans doute pas passé très loin, et l’on reconnaît à Hal Duncan, dont c’est le premier opus, un véritable talent et d’indiscutables fulgurances.


Titre : Vélum (Vellum, 2005)
Série : Le Livre de toutes les heures, tome I
Auteur : Hal Duncan
Traduction de l’anglais (Écosse) : Florence Dolisi
Couverture : Bastien Lecouffe Deharme
Éditeur : Folio (édition originale : Denoël, 2008)
Collection : Folio SF
Directeur de la collection : Pascal Godbillon
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 434
Pages : 814
Format (en cm) : 11 x 17,8 x 3,6
Dépôt légal : octobre 2012
ISBN : 978-2-07-044680-3
Prix : 10,90 €



Hal Ducan sur la Yozone :
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Hilaire Alrune
8 décembre 2012


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