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Quatre Couleurs de l’Apocalyspe (Les)
Eric Sadin
Inculte, Fiction, roman (France), rapports de fin du monde, 151 pages, août 2011, 13,90€

Face à l’esprit humain, un ordinateur n’est rien. C’est la conclusion post-11 septembre de ceux qui défendent leur nation contre, principalement, le terrorisme. Seul un esprit humain peut envisager les pires scénarios qu’un autre esprit humain peut échafauder pour nuire à son prochain.
L’anticipation étant le premier pas de la défense, voire de la riposte, voici commandés, selon des critères colorimétriques, 16 hyperscénarios d’attentats de masse.



Le concept est posé : un général 4 étoiles demande à un anthropologue, un ingénieur système, un urbaniste et un expert renseignements de lui pondre des scénarios d’attentats, organisés selon les 4 couleurs de niveau d’alerte : bleu, jaune, orange, rouge. Chaque rapport fera 4 parties de 4 paragraphes de 4 phrases.

Tout cela sent bon un nouvel OuLiPo, et mélangé à de la SF, ou au moins de l’anticipation à court terme (avec les thrillers technologiques, la frontière s’amincit de jour en jour et de roman en roman), « Les Quatre Couleurs de l’Apocalypse » d’Éric Sadin semblait très prometteur.
Le catalogue des éditions inculte est lui aussi alléchant : Fabrice Colin, Claro, Jacques Barbéri, l’« ABC-Dick » d’Ariel Kyrou, toutes choses qui d’un simple regard, manquent encore à ma bibliothèque, et d’autres à n’en pas douter du même calibre et encore à découvrir.

Mais revenons à nos attentats. Pour en résumer le fond : le général expose les principes de travail, chaque consultant détaille son projet, puis viennent les scénarios à proprement parler. Les 4 bleu tournent autour de l’eau, les 4 jaune de la lumière et du Soleil, pour la suite c’est plus vague. Les idées d’attentats sont « relativement originales », cependant sans rien qui n’ait été déjà lu dans l’un ou l’autre techno-thriller américain : empoisonnement du réseau d’eau, diffusion d’un produit contaminé, piratage des banques, gazage d’espace forcément clos... avant d’en venir, graduellement, à des frappes de plus grande ampleur, avec action massive sur la nature pour déclencher des cataclysmes climatiques. Dans sa haine de l’Autre, l’Homme détruit tout, y compris son propre milieu de vie. Mais je ne vous apprends rien.

Tout cela est déjà assez prenant, et à l’image du film « Contagion » de Steven Soderbergh nous rappelle combien notre société hyper-rapide, hyper-connectée et mondialisée est sensible et fragile.
Là où le livre d’Éric Sadin se démarque, et ce qui freinera certainement 90% de ses lecteurs avant même la moitié du livre, pourtant mince, c’est le style choisi.

Loin de nous proposer 16 nouvelles narrant un attentat d’un point de vue (ou de 4, après tout), l’auteur adopte d’un bout à l’autre le ton du rapport dicté/pris en notes/craché par une machine. Ses personnages suivent à la lettres les consignes : 4 parties de 4 paragraphes de 4 phrases, incluant le plus possible les références à la couleur concerné, le terme QUATRE. Pas de ponctuation plus subtile que le point final. Pas de syntaxe simple sujet-verbe-complément. Surtout pas de déterminant, de pronom, de signe quelconque d’implication : un « vous » omniprésent. Des juxtapositions d’adjectifs et de termes techniques, de propositions principales enchaînées.
Un exemple au hasard : « Halo mobile jeune poudreux signalerait l’approche d’une moto » (p.72)
Bref, c’est assez illisible. Le plaisir de lire est inexistant face à cet exercice de style poussé à l’extrême.
Ces rapports seraient-ils uniquement factuels, on s’en accommoderait. Mais comme il s’agit de scénarios d’attentats, la vie doit transparaître. Certaines phrases, pourtant déstructurées, semblent chercher à atteindre une certaine vie non dénuée de poésie. Pour citer la phrase précédente p.72 : « Caneton porté par le courant semblerait nouveau-né protégé d’un châle immaculé. » Quelques rapports abandonnent le point de vue externe, ou l’œil froid de cette caméra et du contrôleur qui visionne derrière son écran (Rouge #1 et #2) et paraissent presque sensibles au regard des autres, et n’en sont, au final de ce livre, que plus discordantes. Simultanément, elles tissent une histoire, une tranche de vie qu’on avait attendue en vain dans les précédentes couleurs.

Paradoxalement, je suis partagé quant à ce livre.
L’idée me plaît, le contenu, sans être franchement novateur, relève de l’anticipation immédiate et fait réfléchir (ou rend paranoïaque, c’est selon). Résumer en 150 pages la matière à 15 techno-thrillers rassasie notre soif de terreur inconsciente, sans nous imposer des pavés à la sauce fréquemment diluée pour atteindre le format best-seller.
La forme me laisse beaucoup plus sceptique : trop extrême. Quelque part, il manque un plaisir de lire, voire très souvent la simple satisfaction de comprendre ce qu’on lit ! Le verbiage technique omniprésent, lui aussi élément de contrainte scripturaire, lasse rapidement. L’inclusion au petit bonheur des couleurs lâche rapidement, certains textes sont teintés artificiellement de la couleur en question (comme Orange #1).
L’auteur fait montre d’un talent pour la sous-écriture (qui est en fait, bien entendu, une sur-écriture poussée à son paroxysme) qui, s’il rend pénible la lecture, fait écho à une part aujourd’hui toujours plus grande de ces textes utilitaires, administratifs, notes internes, qui, sous prétexte justement d’utilitarisme, creusent de plus en plus l’écart avec la forme dite littéraire.

Et si la plus grande menace terroriste était la fin de la grammaire ? Et si, au lieu d’une novlangue au vocabulaire simplifié, on tombait dans l’excès ici développé la fin de toute syntaxe, de toute construction, pour se contenter d’un pêle-mêle des mots importants, effaçant les articles minuscules soudain estimés superflus ?

« Les Quatre Couleurs de l’Apocalypse » est donc bien plus complexe qu’il n’y paraît, en dissimulant sa réflexion derrière une autre tout aussi majeure. On voudra le reprendre, à tête reposée, pour le décortiquer ou au contraire laisser venir des impressions la première fois manquées.
Tout le monde ne le lira pas. Dans un sens, tant mieux, dans l’autre, hélas, tant pis. Mais il est bon de savoir que l’écriture à contraintes a encore des amateurs talentueux, et des éditeurs courageux.
Signalons également qu’Éric Sadin publie en parallèle un essai, « La Société de l’Anticipation », également chez inculte.


Titre : Les Quatre couleurs de l’apocalypse, hyperscénarios d’attentats de masse
Auteur : Éric Sadin
Couverture : Yann Legendre
Éditeur : éditions inculte
Collection : Fiction
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 151
Format (en cm) : 16,5 x 20x 1,5
Dépôt légal : août 2011
ISBN : 9782916940359
Prix : 13,90 €



Nicolas Soffray
7 mars 2012


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