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Dernier des Francs (Le)
Michel Pagel
Black Coat Press, Rivière Blanche, roman (France), uchronie antique, 229 pages, mai 2012, 17€

50 ans avant notre ère : au siège de Gergovie, un Gaulois parvient à tuer Jules César, stoppant définitivement la Guerre des Gaules. Huit siècles plus tard, quatre empires se partagent le monde connu : Romains, Celtes, Parthes et Huns. L’équilibre est précaire, chacun demeure sur la défensive.
Tubero, « le boiteux », est un jeune Romain qui, malgré son dos un peu bossu et sa claudication, espère atteindre un jour les sommets de l’État, en succédant par exemple à son oncle sénateur.
Mais ledit oncle, qui l’a pris sous son aile, l’embarque un matin dans une étrange affaire : avec des amis marchands judassiens, ils vont se rendre à Gergovie, pour célébrer le mariage du jeune homme avec la fille du marchand ! Rebuté par l’idée d’une union forcée, Tubero fait machine arrière en découvrant la beauté de la jeune fille, Lirane, avant de déceler dans cette histoire un simple rideau de fumée...



L’expédition, lourdement protégée par des légionnaires aux uniformes anonymes, quelques mercenaires barbares et deux Francs, un père et son fils, survivants d’un peuple massacré par les Huns et les Celtes, se termine dans le sang, trahie par son guide, soi-disant renégat gaulois.
De la troupe ne restent que Tubero, Lirane et Alrik, le jeune Franc, qui fait vœu sur le corps de son père d’achever leur mission. Mission dont notre jeune narrateur ignore tout, et dont Alrik lui dévoile les détails : un mariage va bien avoir lieu à Gergovie, mais entre un prince celte et une princesse hun, scellant une alliance entre les empires qui pourraient alors menacer Rome...

Est-il besoin de vanter la plume de Michel Pagel ? J’ose croire que non. Excellent traducteur (entre autres de Neil Gaiman, Jasper Fforde ou Eoin Colfer, tous gens au pinacle de ce que l’imaginaire fait de plus réfléchi et de plus barré en même temps), auteur régulièrement primé, on ne peut que regretter qu’il n’ait pas plus de temps à consacrer à l’écriture, tant c’est un plaisir à chaque fois.

Disons-le tout de suite, « Le Dernier des Francs » n’est pas du même calibre que l’excellent « Équilibre des Paradoxes » (Denoël, Lunes d’encre) où la forme le disputait au fond, et qui cumula en 2000 les Prix Rosny-Aîné et Julia Verlanger. L’ambition n’est pas la même, et la lecture en bénéficie : le style est léger, mais très travaillé. Michel Pagel fait saupoudrer à son héros quelques commentaires « prophétiques » tandis qu’il rédige ses mémoires, et nous donne un avant-goût des évènements à venir, nous rassurant sur certains, nous faisant guetter le danger à venir à d’autres moments. Tout cela nous fait frémir par anticipation, même si, du fait de la forme narrative, on sait que le narrateur s’en sortira vivant (indemne, ça reste à voir, mais vivant).

Le rythme de l’aventure est là, le fond très riche enchaîne les péripéties d’une intrigue politique à grande échelle, dont la résolution repose en partie sur nos trois héros, derniers joueurs dans une partie très risquée. Du moins se croient-ils les derniers, et cela ne fait qu’accroître le danger...

L’uchronie est un genre très amusant, et Michel Pagel, qui n’en est pas à son premier roman historique, a plus que soigné les détails, et a surtout pris garde à ne pas surcharger le lecteur des détails inutiles. On pourra regretter de ne pas déceler de grands changements entre la Rome de Jules César et celle du roman, malgré huit siècles écoulés, mais il faut garder à l’esprit que dans notre propre Histoire, les principaux changements du quotidien sont la conséquence d’un nouveau système politique né de la chute d’un Empire Romain qui n’a pas eu lieu ici. Et face à l’urgence de la mission de nos héros, il n’est point temps de s’attarder sur les derniers progrès technologiques. D’autant que nous sommes en Gaule, et que leur système pré-féodal est loin du raffinement romain.

Le plus grand soin a été apporté par l’auteur à ses trois personnages : Tubero est un Romain que son physique a fait grandir loin des armes, et cette mission, sortie des rails prévus, n’est guère dans ses capacités. Son intelligence de lettré et son pragmatisme seront ses meilleures armes. Il est également très moderne d’esprit (et c’est peut-être là le principal changement à noter après huit siècles) : s’il pense d’abord à sa carrière et à la possibilité d’épouser une Romaine en vue, et en dépit de ses sentiments pour Lirane, il fait le choix de respecter la jeune femme, d’autant qu’elle se révèle bien plus instruite qu’il s’y attendait. Se faisant son protecteur, il va maintes fois se mordre les lèvres de ses serments.
La femme de cette histoire est moins fragile qu’il n’y semble : judassienne, elle est la porte d’entrée du narrateur, et du lecteur, dans la tentative de compréhension de ce culte d’un dieu unique et franchement contraignant, transmis aux hommes par son disciple qui alla jusqu’à se sacrifier pour lui en passant pour le traître de l’histoire : Judas. Lirane, durant une partie de l’aventure, subit de plein fouet les conséquences de sa foi, qui ne l’aideront pas à se relever de la violente épreuve qu’elle a endurée. Mais, soutenue par Tubero, elle fait face, et malgré quelques peurs face à la force physique de leurs ennemis et son statut inférieur de femme, elle sera une compagne précieuse.
Alrik, enfin, est un personnage entier. « Dernier des Francs », il ne vit que pour sa mission, qui vengera son peuple et son père, et sait qu’elle lui coûtera la vie. Se sachant déjà mort, il n’en est que plus dangereux, effrayant même ses compagnons de voyage. Il les considère d’ailleurs comme des freins à sa tâche, mais, même de mauvaise grâce, il se plie aux arguments de Tubero, garants de la réussite de sa mission, là son approche frontale l’aurait certainement conduit à l’échec.

Ces trois caractères, trois représentants de peuples différents, cohabitent tant bien que mal, toujours sous la menace de la mort. Les péripéties, toutes très logiques, ne rendent pas cette aventure moins hasardeuse, et les rencontres se règlent souvent dans le sang, au grand dam du Romain. Le traître les poursuivra jusqu’au bout, et il faudra attendre les dernières pages du livre pour cesser de retenir son souffle.
« Le Dernier des Francs » est palpitant, comme un excellent péplum. On peut sans conteste, tant au niveau de l’action et de l’intensité dramatique, du soin apporté aux personnages et du ressenti final, le comparer au « Gladiator » de Ridley Scott. La lecture fluide enchaîne réflexions sur la religion et la politique aux impératifs du voyage discret et aux dangers de la mission, ne nous laissant, comme aux personnages, que de rares moments d’un calme précaire.

Ce ne sera peut-être pas le plus remarqué des romans de Michel Pagel. Mais très accessible grâce à un schéma bien rôdé, formidablement prenant, intelligent (comme toute bonne uchronie), il est l’archétype du bon bouquin : divertissant, difficile à poser avant la fin, et qui laisse durablement le souvenir d’un agréable moment de lecture.


Titre : Le Dernier des Francs
Auteur : Michel Pagel
Couverture : Sylvain
Éditeur : Black Coat Press
Collection : Rivière Blanche
Site internet : page roman (site éditeur)
Pages : 229
Format (en cm) : 13 x 20,4 x 1,5
Dépôt légal : mai 2012
ISBN : 978-1-61227-105-7
Prix : 17 €



Nicolas Soffray
5 mai 2012


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