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Narconews et autres mauvaises nouvelles du monde
Alain Dartevelle
Murmure des soirs, nouvelles (Belgique), science-fiction / littérature générale, 86 pages, septembre 2011, 14€

Composé de neuf nouvelles qui apparaissent comme d’étonnants mélanges hallucinatoires de cerveaux hébétés par la complexité du réel et la saturation d’images, ou au contraire comme les visions d’esprits bien trop lucides, « Narconews » dessine un tableau à la fois panoramique et panoptique du monde contemporain vu à travers les angoisses d’individus atterrés par la proximité d’un futur apocalyptique et d’un présent en pleine déliquescence. Quand Bruocsella, capitale d’une Europe en plein déglingue, est arpentée par des individus qui s’essayent à comprendre le monde. Des fables politiques féroces ou douces-amères, grinçantes ou simplement désespérées, atypiques, et situées à la frontière entre littérature générale et science-fiction.



Neuf textes, neuf facettes d’un monde identique

Avec “Europe et cætera”, Alain Dartevelle donne le ton en mettant en scène, à l’Europarlement de Bruocsella, un politicien matamore mais consensuel qui semble rassembler à lui seul les travers de tous les présidents trop médiatiques d’une Europe dont il apparaît comme le sauveur. Mais il est aussitôt liquidé à la caméra piégée, comme le fut le commandant Massoud aux alentours d’un fameux 11 septembre, inspirant à l’époque à Maurice G. Dantec un commentaire fameux (“J’en ai rêvé, Sony l’a fait” ) qui résume à lui seul les liens immensément troubles entre terrorisme international, manipulations politiques et grands médias. Des grands médias qui sont également le thème principal de “Totavista” où l’auteur poursuit sous un angle différent son propos sur le thème de l’omniprésence médiatique avec les mésaventures de Jorge Luis Philby, avatar avant l’heure du Jack Barron de Norman Spinrad, assassin jubilant à l’idée de faire de son crime une fiction, et professionnel comblé par le fait de donner chaque jour aux spectateurs “les dernières nouvelles du monde des apparences.”

Avec “Geomantic”, Alain Dartevelle brosse le portrait d’un ministre de la Belgica qui, en plein désarroi, joue l’avenir de son pays sur des jeux de simulation publics, et, incapable de trouver la moindre solution viable, finit à force de redistributions géopolitiques démentes par rencontrer son destin. Récit de la perte de tout sens politique, de la fumisterie de chefs d’état abandonnant tout recours au rationnel, “Géomantic” dresse le tableau tragique de la crise d’un état – ou d’une série d’états – pour la survie duquel nul ne semble plus capable d’imaginer la moindre solution.

La courte biographie de Barock Obamo II, “Ecce homo”, démarquage transparent de la vie de Barack Obama dans un contexte planétaire effrayant, est, par essence, le récit le moins européen du recueil. Plus anecdotique, il permet de s’échapper un moment des atmosphères pesantes d’une Bruxelles rêvée. C’est avec “Les Beaux Restes” que l’on retourne à l’exploration de l’État Belgica et de Bruocsella à travers les yeux d’un ponte de la communication publique cherchant à rejoindre sa base (pour une réunion au sommet qui, compte tenu de troubles divers, aura finalement lieu à la Danish Tavern ), un cadre supérieur qui, “incapable de réaliser l’ampleur de la déglingue dans laquelle se trouvait le pays”, rejoint la capitale par une autoroute aux voies privatisées avant d’errer à travers une ville en déréliction qui n’est pas sans rappeler les futurs apocalypto-poétiques de Jérôme Leroy. Et c’est en définitive en compagnie d’une femme de petite vertu qu’il finira sa course, les beaux restes d’une élégante valant à ses yeux ceux du pays.

Les derniers jours de mon pays”, à rapprocher de “Geomantic”, apparaît comme une farce fantasque et sanglante sur la scission prévisible de la Belgique en blocs antagonistes et l’émergence inévitable des violences associées. Un texte dont on espère qu’il n’est pas prémonitoire, mais qui, pour ceux qui ont l’occasion de traverser le pays et de prendre son pouls en écoutant les plus inquiets, n’est pas sans refléter des angoisses réelles.

Avec “Choses publiques”, Alain Dartevelle se livre, ici encore, à un soigneux mélange, à une nouvelle redistribution des cartes. Un président qui à peine élu prend ses distances avec le bas peuple en s’installant sur le yacht d’un richissime industriel, voilà qui ne sera pas sans rappeler quelque chose même aux professionnels de l’amnésie. Et ceci, même si le président en question est de sexe féminin – une présidente qui s’empresse de confondre elle aussi politique et « people » en s’entichant d’un chanteur de petite taille au nom très évocateur de Sikorski. Une fable « hénaurme » qui fera sourire plus d’un Français, mais aussi plus d’un Européen.

Democrazy” n’est rien d’autre qu’une gigantesque raillerie voltairienne. Raillerie de ces révolutions que nos pays s’obstinent à considérer, avec une naïveté qui confine à la niaiserie, comme des libérations ou des élans démocratiques, raillerie des scrutins fantoches et des politiciens issus du show-buziness, raillerie des intellectuels champions de principes politiques et démocratiques spectraux. On reconnaîtra par exemple dans le vainqueur des élections en Ivoryland, fidèle à ces recompositions caractéristiques de l’ensemble du volume, un mélange de président haïtien et de donneur de leçons hexagonal : “chanteur localement célèbre du nom de Boris Hector Lafontaine, BHL pour les intimes”. Cette vaste farce culmine dans la découverte par Robert Botilde du fait que le panoptic lui relaie des images de révoltes inexistantes et dans le recours au site « Democrazy », grâce auquel notre narrateur, “fantôme surmédiatisé, puant la rage en son suaire”, pourra se targuer grâce aux votes en ligne d’être un des dix finalistes de l’élection du “Belge le plus beige de l’année.”

Narconews”, dernier récit du volume éponyme, met en scène un personnage qui, en relation avec le réseau grâce à une interface bio-informatique peu différente de celle qu’imagina autrefois William Gibson, croit – comme tant de télémanes ou d’internautes dans le monde réel – avoir accès à la totalité du savoir. Se prenant dès lors – tragique illusion – pour l’héritier spirituel de Pic de la Mirandole, croyant être devenu à son tour un “instrument d’élucidation du monde”, il ne devient rien d’autre que l’avatar et la personnification de ces individus sans nombre qui, baignant en permanence dans un flux de prétendues informations, deviennent totalement incapables de discerner ce qui a du sens et ce qui n’en a pas. Car en effet l’incessante cascade médiatique ne lui permet pas, loin s’en faut, d’atteindre les aptitudes au syncrétisme de l’érudit italien. Simple afflux de sensationnalisme dépourvu de sens, elle ne fait rien d’autre qu’accentuer le trouble mental et la dépendance aux séquences animées de ce personnage qui réalise in fine, dans un sinistre mélange de confusion et de lucidité, que ce va-et-vient continu “le fait bruire et s’allumer d’images aussi étrangères qu’intimes.” Cette nouvelle clôt de façon symbolique le volume en revenant sur la thématique essentielle des deux premiers récits et en s’attardant sur la vaste marée de confusion envahissant les spectateurs de ce monde, incapables de discerner ce qui est réel et ce que ne l’est pas, incapables de comprendre, dans l’ignorance tragique de leur humanité perdue, ce qu’eux-mêmes sont encore ou ne sont déjà plus.

Un recueil atypique

Si les récits de « Narconews » n’ont pas de trame narrative à rebondissements, s’ils ne se basent ni sur les effets de chute ni sur le classique suspense propre au genre, leur déroulé, avec une écriture tantôt féroce et tantôt si légère qu’elle peut apparaître faussement désinvolte, met en scène sans pitié un monde implacable. Narration atypique par rapport aux canons de la science-fiction à laquelle elle emprunte bien des thèmes – référence littérale à Philip K. Dick dès la seconde nouvelle, gigantesques manipulations de l’information, simulations informatiques – sorte d’écriture alternative du présent et du futur proche, description d’un « entre-deux » à la fois fantasmatique et étrangement crédible, « Narconews » nous offre une série d’instantanés, tantôt violents et tantôt empreints d’une ironie désabusée, de ce que le présent pourrait bien nous proposer avant même que nous ne nous en rendions compte.

Il n’en reste pas moins que la mise en scène de fictions reposant sur l’actualité la plus immédiate représente un exercice particulièrement périlleux. Amusantes et transparentes aujourd’hui, ces nouvelles risqueront fort d’apparaître obscures, sinon totalement absconses, aux lecteurs des années à venir. En ce sens, les récits de ce volume sélectionneront inévitablement leur public : non pas ces toxicomanes de l’instantané (news-addicts aux narconews, comme aurait pu écrire l’auteur) dont le « temps de cerveau disponible » fait qu’ils auront oublié demain ce qui aujourd’hui les hante et les obsède, mais plutôt ceux pour qui le temps représente un phénomène continu, décryptable, où existent enchaînements et causalités – et par conséquent anticipation et raison.

On imagine donc assez bien un extrait de « Narconews » présenté à des étudiants d’une génération future, assorti de l’instruction suivante : « Identifiez dans ce récit les allusions aux modifications politiques, économiques et sociétales de l’Europe et du reste du monde au début de la seconde décennie de notre millénaire ». Ce serait là un bel exercice. À condition, toutefois, que les universités existent encore pour la génération à venir, ce qui, si l’on s’intéresse au présent décrit par Alain Dartevelle et au futur proche qu’il esquisse pour nous, n’apparaît pas, c’est le moins que l’on puisse dire, absolument garanti.

À noter enfin que si ce volume à vocation européenne n’est pas encore distribué dans l’Hexagone, il peut être commandé auprès de la maison d’édition dont le lien internet figure ci-dessous.

Texte - 669 octets
Coquilles narconews

Titre : Narconews et autres mauvaises nouvelles du monde (nouvelles, 2011)
Auteur : Alain Dartevelle
Éditeur : Murmure des soirs
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 86
ISBN : 978-2-930657-01-1
Format (en cm) : 15 x 21 x 0,8
Dépôt légal : septembre 2011
Prix : 14 €



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Hilaire Alrune
6 novembre 2011


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