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Il est parmi Nous
Norman Spinrad
J’ai Lu, SF, n°9380, traduit de l’anglais (Etats-Unis), littérature générale/science-fiction, 888 pages, novembre 2010, 10,90€

Écrit en 2003, n’ayant alors pas trouvé preneur chez les anglo-saxons, traduit et publié en français par Arthème Fayard en 2009, finalement édité chez Tor Books en 2010, « Il est parmi Nous » aura attendu sept ans pour voir le jour sur ses propres terres. Ce roman, il est vrai, n’a rien de la distraction facile. Réaliste, cru, pessimiste, désespéré, il nous jette au visage notre propre bêtise et la façon dont nous menons le monde à notre perte. Qu’il le fasse en décrivant sans fard ni aménité le milieu de la science-fiction ne le rendra, pour les amateurs, que plus grinçant et plus âpre.



Dans un hôtel miteux, Jimmy Texas Balaban, imprésario spécialisé dans les émissions de faible audience, repère un comique atypique du nom de Ralf, qui prétend venir du futur. Le comédien est manifestement assez cinglé pour croire en son propre personnage, qu’il ne cesse jamais d’incarner même à l’écart des planches. Balaban comprend qu’il a trouvé exactement ce qu’il cherche : un concept nouveau, un artiste capable, sur une chaîne secondaire, d’animer un talk-show suffisamment longtemps pour générer des revenus substantiels. Pour finaliser ce concept, avec l’aide d’un golden boy de la télévision, il s’adjoint les services de l’auteur de science-fiction Dexter Lampkin et d’Amanda Robin, coach new-age et actrice épisodique. Balaban, Dexter, Amanda et Ralf lui-même vont s’évertuer, au fil des réactions du public et des fluctuations de l’audience, à modifier le concept du talk-show pour faire durer l’émission le plus longtemps possible.

C’est donc essentiellement à travers l’existence de Balaban, Lampkin et Robin, et par la relation détaillée des émissions télévisées, que Norman Spinrad, sur près de neuf cents pages, va construire son roman. En contrepoint de ces personnages à la fois pathétiques et fragiles, mais qui, chacun à leur manière, réussissent, l’auteur s’appesantit, avec un naturalisme à côté duquel les pages les plus glauques d’Émile Zola ou de ses émules ne sont que pure poésie romantique, sur la trajectoire irrémédiable de Foxy Loxy, jeune femme sombrant dans la spirale infernale de la drogue, et dont on croit comprendre qu’en tant que Némésis du récit, elle en signera fatalement la fin tragique.

Grâce au personnage de Dexter Lampkin, Norman Spinrad aborde, à travers le prisme du fandom et des conventions, l’étrange milieu de la science-fiction. Cette description sans concession ne va pas sans ironie, et les avis des uns et des autres sur les génotypes et les phénotypes des fans et des auteurs resteront sans nul doute dans les annales des amateurs du genre. Mais à y bien regarder, Spinrad ne porte pas vraiment de jugement : il se contente de décrire, dans la grande tradition du roman réaliste ou naturaliste, des faits, des habitudes, des tendances, des comportements. On est là dans la sociologie du monde de la science-fiction et de ses avatars, tout comme on sera un peu plus loin dans celle des scientifiques et des fondus style new-age.

On ne trouvera donc pas dans cet épais roman de révélation sur ceux qui furent, et sont encore, les stars du fandom, mais toute une série d’auteurs bien connus apparaissent ici et là, le plus souvent simplement cités : Norman Spinrad lui-même en premier lieu (au sujet de sa propre vision des caractéristiques génétiques des fans, dès les premières pages, ainsi que par l’évocation au chapitre quatre de son propre roman « Rêve de Fer »), puis Harlan Ellison, Robert Silverberg, Ray Bradbury, Brian Aldiss, Barry N. Malzberg, Philip Jose Farmer, Kurt Vonnegut et quelques autres. Plus loin, Norman Spinrad réapparaîtra au sujet d’une expérience mystique à la Carlos Castaneda mêlant amérindiens, chamanisme et symboles, une expérience qu’il a peut-être vécue et qui expliquerait l’importance toute particulière des facettes « new-age » de certains protagonistes. Dexter Lampkin serait-il Norman Spinrad lui-même ? Ce serait sans doute un raccourci facile que de l’écrire, mais le fait que « Dexter » et « Lampkin » aient respectivement le même nombre de lettres que « Norman » et « Spinrad » n’a sans doute que peu à voir avec la coïncidence.

L’auteur de science-fiction apparaît donc comme un personnage central de ce roman, même si en toile de fond son propre roman, « La Transformation », apparaît comme un personnage à part entière qui augure et recoupe le destin du comique venu du futur. Aussi n’est-ce pas le thème du voyage temporel, ni plus globalement l’univers de la science-fiction qui est ici l’objet d’une vision spéculaire ou d’une mise en abîme, mais bel et bien l’intégralité du roman. Même thématique, même but, même duperie volontaire, mêmes jeux de miroirs et même bouleversement des apparences, pour une fin que l’on anticipe identique. Un final de tragédie en vue duquel Spinrad poussera méthodiquement ses pions mais à la facilité duquel il ne se laissera pas tout à fait aller.

Cette facilité que Norman Spinrad refuse de s’accorder, son alter ego romanesque ne sait hélas pas y résister. À partir du moment où cet auteur idéaliste accepte de donner des conseils pour le talk-show à composante science-fictionnesque, son déclin sur la pente savonneuse du système apparaît inexorable. Cette émission qui apporte enfin à Dexter Lampkin la chance de faire fortune sera aussi celle qui lui ôtera toute gloire. Manipulant ce fandom qu’il ne connaît que trop bien pour créer une ligue d’aficionados de Ralf dans le seul objectif de faire perdurer l’émission, il y réussit au-delà de tout espoir et parvient à créer une nouvelle branche de ces excentriques qu’il redoute. Plus tard, il comprendra avec horreur que la novélisation bâclée par ses soins de la biographie du comique sera en même temps son best-seller et tout ce que la postérité retiendra de lui. Pire encore, il finira face à l’inexorable érosion de l’audimat par organiser lui-même une convention destinée à métamorphoser définitivement l’odyssée de l’homme prétendument venu du futur en machine à commercialiser des produits dérivés.

Mais « Il est parmi Nous » n’est pas, loin s’en faut, la simple description tragi-comique et réaliste du petit monde de la science-fiction. Servi par un sens de la formule que sont hélas loin d’avoir ses comiques de seconde zone, Spinrad décrit les errements des personnages à la recherche de sérénité, de fortune ou de gloire à travers un monde en proie au double dévoiement de la consommation et de l’image. Le roman est aussi l’occasion de digressions élégantes (les technoromantiques, les paysages primitifs de l’Amérique, les crépuscules, les effets du Santa Ana, vent du sud de la Californie) et de nombreuses réflexions sur des thématiques diverses, entre autres exemples la rapidité impensable avec laquelle les média parviennent à imposer à l’inconscient collectif de nouveaux archétypes en reléguant dans l’ombre ceux qui se sont construits au fil des millénaires. Le doute et l’ambiguïté permanente du personnage principal, dont nul, et peut-être pas même lui, n’est capable de dire s’il est un simple dément ou un véritable voyageur venu du futur – un futur à peine évoqué mais qui fait frémir et n’est pas sans évoquer celui décrit dans « Le Troupeau Aveugle » de John Brunner – apparaît également comme une composante clef du roman, qui alimente aussi bien les interrogations que les discussions.

On peut, à la richesse de ce récit et à l’habileté avec laquelle Norman Spinrad l’a construit, opposer l’aspect quantitatif de ses presque neuf cents pages. Car la description d’émissions en règle d’une bêtise insupportable ne les rend guère plus supportables, et l’on se félicite de ce que Spinrad n’ait pas choisi comme cible les émissions de téléréalité plus contemporaines, dont la description n’eut sans doute pas manqué d’être une véritable torture. Si certaines de ces discussions permettent d’aborder des thèmes passionnants, d’autres excellent à tel point à mettre en scène l’insondable bêtise de ces productions de seconde zone que l’on a bien du mal à ne pas sauter les pages. Reste à se demander, comme le fait l’auteur, si, une fois fait le constat de l’impuissance de la littérature d’anticipation à changer le monde, le salut ne viendrait pas de ses fans, ce qui, au fond, serait en accord avec l’idée désespérée que le futur ne saurait être changé par l’arrivée d’un individu de la trempe de John Connor, mais bien plutôt par celle d’un minable comique troupier de seconde zone.

S’il est donc vrai que l’on pourrait être au départ tenté, un peu facilement, d’affirmer qu’en écrivant « Il est parmi Nous », Norman Spinrad ne compose pas un roman de science-fiction mais un roman sur la science-fiction, une telle affirmation ne serait pas tout à fait juste. On pourrait également prétendre qu’il s’agit d’une science-fiction devenue suffisamment adulte pour, en ce début de millénaire, se contempler telle qu’elle fut au cours des décennies précédentes. Mais une telle assertion serait à la fois inexacte et réductrice. En abordant les travers de la société américaine, et plus globalement des pays industrialisés, par le biais du fandom et de la carrière d’un auteur du genre, Norman Spinrad ne traite pas de la science-fiction dans sa globalité. Il ne fait qu’utiliser une série d’épiphénomènes – le fandom, les conventions, les séries, les produits dérivés – qui sont autant de bruits de fond, de manifestations accessoires que la plupart des amateurs choisissent d’ignorer. En s’appuyant sur la description de ces manifestations parasites, qui sont aussi les composantes les plus médiocres de ce que le genre peut générer, Norman Spinrad s’inscrit dans la veine réaliste qui est celle qu’il a choisie et pour laquelle il décrit ce qu’il connaît le mieux. En combinant ces éléments avec une autre facette, celle des talk-shows, qui n’ont par essence pas grand-chose à voir avec le genre, il décrit avec virtuosité le monde contemporain et ce vers quoi il se dirige.

Si la fin du roman laisse entendre que tout ce à quoi se sont évertués les protagonistes aura pu, en définitive, servir à quelque chose et éviter que la planète Terre se transforme en vaisseau des morts, la fin est suffisamment ambiguë pour que chaque lecteur l’interprète à sa propre manière. Il est évident qu’un talk-show en perdition ne touchant que quelques millions d’américains chroniquement auto-trépanés à l’aide de leur téléviseur ne saurait avoir sur l’humanité l’influence qu’essaie de lui attribuer, avant une élégante pirouette finale, cet amuseur peut-être venu du futur. Mais au moins les plus optimistes pourront-ils y croire, et retrouver dans cet espoir l’essence même de la fiction qui n’est pas, loin s’en faut, celle de ce roman.

Car « Il est parmi Nous », s’il semble décrire les années soixante-dix, met surtout en scène un réel qui n’a guère changé. À quelques détails près, il est bien difficile de dire que l’univers dans lequel évoluent ses protagonistes n’est pas celui de ce début de millénaire. Ce monde que nous décrit Norman Spinrad n’est rien d’autre que celui dans lequel nous vivons. Un monde où toute chance qui nous sera donnée de retrouver raison sera transformée en émission télé débile pour – et par – une brochette de tarés pitoyables. Un monde auquel nous n’avons aucune chance d’échapper.

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Titre : Il est parmi nous (He walked among us, 2003)
Auteur : Norman Spinrad
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Sylvie Denis et Roland C. Wagner
Couverture : Diego Tripodi
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Arthème Fayard, 2009)
Collection : SF
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 9380
Pages : 888
Format (en cm) : 11 x 17,9 x 3,5
Dépôt légal : octobre 2010
ISBN : 978-2290021262
Prix : 10,90 €


Critique réalisée par Hilaire Halrune, mise en images par Fabrice Leduc


Fabrice Leduc
Hilaire Alrune
20 février 2011


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