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Fragment
Warren Fahy
J’Ai Lu, SF, n°9382, traduit de l’anglais (USA), science-fiction/thriller scientifique, 504 pages, septembre 2010, 8,40€

Le 21 août 1791, la corvette « Retribution », qui pourchasse les mutinés du Bounty, s’approche d’une île inconnue du Pacifique et, à l’aide d’une chaloupe, envoie des hommes chercher à terre de l’eau potable. L’un des marins y est aussitôt dévoré sur une corniche par une créature monstrueuse que ses compagnons décrivent comme un diable.
Peu après, les rugissements s’élevant des falaises laissant suggérer la présence sur l’île d’un nombre incalculable de ces créatures, le vaisseau s’éloigne à tout jamais et le commandant Henders hésite à relater l’incident dans son livre de bord, reléguant dans l’ombre cette terre inconnue pour plus de deux siècles.



Des ingrédients prometteurs


De nos jours, un vaisseau affrété pour une émission de téléréalité approche de l’île de Henders. À son bord, figurants, équipage et scientifiques, recrutés expressément pour un grand reportage mêlant science et reality show dans les endroits les plus sauvages et les plus exotiques de la planète, sont filmés en permanence pour une chaîne dont l’audience n’est pas celle espérée. Dans ce contexte, leur débarquement sur l’île de Henders et les images de la fin tragique des premiers d’entre eux ne sont dans un premier temps considérés que comme un canular destiné à faire monter l’audimat. Puis, devant la confirmation de la dangerosité de l’île, les militaires ne tardent guère à l’isoler, et les scientifiques à y installer une base.

Personne n’est réellement à la fête. Henders n’est rien d’autre qu’un grouillement de créatures plus voraces et plus abominables les unes que les autres. Ça s’égorge, s’étripe, s’éventre et se dévore sans discontinuer. Les créatures sont dotées d’organes télescopiques, de membres surnuméraires, d’yeux multiples, mobiles et composites, d’endosquelettes segmentés, d’un métabolisme accéléré, de réflexes foudroyants, de mandibules impossibles, de chélicères tranchantes comme des rasoirs, d’un pigment sanguin à base de cuivre leur conférant des capacités d’oxygénation supérieures, et, bien entendu, d’une férocité sans égale. Les plantes, immuablement hétérotrophes et notamment carnivores, ne sont pas en reste. Dans ce milieu, les plus féroces prédateurs connus, introduits sur l’île par les scientifiques à titre expérimental, ne survivent pas plus de quelques dizaines de secondes. Les robots les plus robustes ne font guère mieux. Réfugiés dans des containers blindés, les scientifiques essaient de comprendre cette faune et cette flore effarantes.

Le roman ne manque donc pas d’ingrédients pour maintenir l’attention. Des branches entières d’une évolution parallèle sont décrites. L’action est servie par une écriture sans fioritures, fonctionnelle, par petits paragraphes rythmés et nommés par les jours, les heures, et parfois même les minutes. L’action ne manque pas, les surprises non plus. Un postulat de base intéressant, de l’action, de la science, de l’horreur, du suspense : le roman avait beaucoup d’atouts pour réussir.

Un sabotage quasiment méthodique


« Fragment  », de par son parti-pris à la fois caricatural et paroxystique, avait donc tout pour être une des ces fictions qui font date. En tentant de fusionner le classique (« Le monde perdu » de Conan Doyle) et le moderne (les délires frénétiques du cinéma contemporain), il pouvait espérer séduire à la fois les amateurs d’imaginaire traditionnel, les adeptes de la fiction scientifique, et les lecteurs occasionnels nourris au long-métrage et au jeu vidéo. Il aura, hélas, beaucoup de mal à convaincre les représentants des deux premières catégories. En effet, le traitement n’est pas à la hauteur et souffre des défauts eux-mêmes caricaturaux et paroxystiques, à tel point que l’on se demande si l’auteur ne les égrène pas à dessein. Nous ne pouvons faire ici un relevé exhaustif et détaillé des erreurs, maladresses et incohérences qui émaillent le récit, aussi n’en donnerons-nous que quelques exemples.

Des défauts difficilement surmontables


L’auteur, de toute évidence, est passé par un atelier d’écriture où on lui a expliqué que pour rendre un roman réaliste, il lui fallait développer la psychologie de ses personnages. On assiste donc dès les premiers chapitres à un déballage de caractérologie basique, un florilège détaillé des habitudes et des antécédents des uns et des autres, détails dont l’auteur n’a pas compris qu’ils n’étaient d’aucune utilité pour les personnages destinés à être dévorés trois pages plus loin. Autre défaut rédhibitoire, les incohérences absolues : un individu s’amuse à aller faire de l’escalade sur cette île où l’espérance de survie n’excède pas quelques dizaines de secondes, deux scientifiques s’y promènent comme dans un jardin public et y découvrent une créature intelligente et pacifique (la prise de contact avec cette créature représente pourtant un des passages les plus réussis du roman), le chien domestique de l’équipe de téléréalité, que l’on croyait mort, a bien entendu survécu, etc. Les comportements de bien des personnages ne sont pas crédibles, par exemple la scène où l’un des chercheurs s’exclame « Ou bien je rêve, ou bien on est en train de vivre un moment historique », sur quoi toute l’équipe explose en applaudissements et en cris de joie, ne peut qu’être d’un ridicule absolu dans un contexte où les découvertes majeures ne font que s’enchaîner. Les clichés abondent et sont l’occasion de scènes bâclées et sans humour : le chapitre dans lequel le Président des États-Unis, au terme d’une table ronde avec militaires et scientifiques, décide d’atomiser l’île et ses habitants, frôle le grotesque à force de caricature. Autre cliché, la fin exemplaire du plus infâme des personnages. L’auteur, en panne intellectuelle totale, nous gratifie dans ce registre d’une trouvaille : le scientifique de haut vol, trouvant un bocal, l’ouvre en toute innocence parce qu’il a confondu les terribles vers perforants avec… des cacahuètes ! Le ridicule de ce chapitre n’a manifestement pas tué le romancier, mais il pourrait bien faire trépasser une poignée de lecteurs fragiles – les plus exigeants, hélas, auront décroché bien avant, et n’auront pas la joie de découvrir un tel morceau d’anthologie.

Un support scientifique insuffisant


On apprécie de trouver en annexe un plan de l’île et sa vue en coupe, ainsi que des fiches consacrées à quelques-unes des monstruosités animales qu’elle héberge. Mais les discours en marge des théories de l’évolution, rendus accessibles sous forme de dialogues, demeurent superficiels, n’ont pas grand rapport avec les formes de vie découvertes, n’expliquent ni cette biologie atypique ni cet équilibre écologique singulier, et apparaissent au final comme des pièces rapportées cherchant à donner une caution scientifique à l’ensemble. Parmi les aspects positifs, le distinguo manichéen entre les scientifiques – ceux qui travaillent, publient, réfléchissent d’un côté, ceux qui s’attirent fortune et gloire au mépris de toute science en jetant aux orties leur travail et leurs convictions, et en donnant au public et aux média ce qu’ils souhaitent entendre – pourrait apparaître malvenu dans la mesure où le récit commence avec une équipe de chercheurs qui, tous, ont accepté (et même souhaité) de participer à une des ces immenses émissions de téléréalité sans se poser la moindre question sur l’éthique scientifique de ce genre de pantalonnade, mais il permet de dénoncer incidemment un phénomène de société bien réel. Il est clair par ailleurs que Fahy ne se gène pas pour se moquer d’individus tels que Michael Crichton, qui, comme le chercheur dévoyé de ce récit, fut un moment conseiller scientifique de gouvernement américain. Mais l’ironie de la chose nous apparaît d’autant plus féroce que ledit Crichton essaya très tôt (l’on peut lire par exemple dans ce registre, citée par Warren Fahy, « La Variété Andromède », qui ne manque pas d’erreurs ni d’à-peu-près) de se faire passer pour un savant en écrivant sous forme romanesque son lot d’incohérences et d’approximations scientifiques - et que Warren Fahy lui emboîte parfaitement le pas avec son roman.

Des qualités paradoxales, un livre à découvrir.


Mais le but de cette chronique n’est pas de s’inspirer de la sauvagerie de la faune de Henders pour tailler en pièces un « écrivain » qui a tout de même fait l’effort de consulter des sources scientifiques et d’essayer d’y comprendre quelque chose, et est allé le cœur vaillant au bout de ses quatre cent cinquante pages. « Fragment  » reste un de ces livres que les plagistes peu difficiles pourront lire en essayant de se persuader que toute cette science les rendra plus intelligents, même si les notions de biologie exposées à travers cet ouvrage ne leur donneront quelques années d’avance que sur le pithécanthrope ou le trilobite.

En ne reculant devant rien sur le plan des incohérences, Warren Fahy donne l’impression de vouloir éviter du travail aux scénaristes qui finiront bien par tirer un long-métrage d’un ouvrage à l’évidence calibré pour servir de trame à une production hollywoodienne. Warren Fahy est-il irréfragablement maladroit ou au contraire adepte d’un second degré caricaturant à l’envi le mauvais thriller ficelé à la va-vite, voire la production cinématographique dont le scénario s’écrit durant le tournage ? On lui laisse bien entendu le bénéfice du doute. Il est sûr en tout cas qu’en dictant à l’avance d’aussi flagrantes absurdités de scénario, Warren Fahy se met à l’abri de tout risque d’être trahi par ses adaptateurs.

Au total, malgré ces faiblesses ou plutôt grâce à elles, en dépit de ses caractères outranciers qui, de façon toute paradoxale, peuvent être considérés comme des excès réjouissants qui sauvent le récit, on recommande sans ironie aucune de lire « Fragment  ». Ses aspects par moments frénétiques, la manière dont l’auteur en rajoute encore et encore lui donnent dans l’histoire des fictions évolutives une place toute particulière et font rêver de ce que ce roman aurait pu être s’il avait été écrit avec un peu plus de rigueur. Par ailleurs, cet ouvrage nous semble en lui-même représenter un « saut évolutif », une nouvelle étape dans l’histoire de la littérature. Il inaugure en effet une nouvelle race de romans calqués sur ces navets absolus du cinéma que l’on ne saurait regarder qu’en famille ou entre amis pour en rire. Grâce à l’avènement du livre électronique, il sera bientôt possible de lire en commun, sur écran géant, le même ouvrage au cours d’une soirée. Dans ce registre, nul doute que « Fragment  » deviendra rapidement un classique. « Fragment  » anticiperait-il l’avenir de la littérature ? Nous ne pouvons que frémir en y pensant.

Hilaire Alrune

UNE AUTRE CRITIQUE

Une île paumée et oubliée du Pacifique, un biotope violent et agressif isolé du reste de la planète depuis deux cents millions d’années, un endroit découvert par hasard et dont le plus petit composant vivant serait capable de supplanter toutes notre faune et flore réunies ! Basique, simpliste, mais aussi haletant (J’ai lu, SF).

En 1791, les vaisseaux de la Royal Navy sillonnent l’océan Pacifique à la recherche des révoltés du Bounty. Sur une route maritime isolée, le HMS Retribution découvre par hasard une île aux hautes falaises rendant tout débarquement impossible. Cependant, on tente quand même une expédition en chaloupe pour se ravitailler en eau douce. Un matelot accomplit l’impossible escalade, mais quelques minutes plus tard, il disparaît happé par une créature qui semble sortie de l’Enfer de Dante.
Le HSM Retribution détale toute voile dehors et ses officiers supérieurs décident qu’il vaut mieux classer ce rocher au rayon des zones sans intérêt et à oublier. L’île de Henders sera sur les cartes, mais plus personne n’y posera jamais un pied !

Au XXI è siècle, le Trident, un navire high-tech hébergeant les participants de Sealife, une émission de téléréalité dont l’audimat patine dans le varech, capte un message de détresse. La production sentant l’hypothétique bon coup, accepte de dérouter le Trident vers l’île de Hender à la grande joie d’un équipage qui s’ennuie encore plus que les téléspectateurs.
Mauvaise pioche, rien n’a changé en Enfer et c’est même pire que ce que l’on pourrait imaginer !

« Fragment » de l’américain Warren Fahy est un premier roman d’action SF sous influence thématique tendance évolution déjantée des espèces dont on a du mal à se détacher, mais qui parvient à proposer un étrange challenge aux lecteurs. Sortir distrait d’un bouquin dont on ne se souvient même pas du moindre des personnages, sinon via quelques images dressées à grands et gros coups de pinceaux.
Brièvement : le scientifique curieux, novateur et sympa, le scientifique arriviste, rétrograde et sans morale, la scientifique perturbée, mais de bonne volonté, la productrice TV à qui l’on ne confierait pas 1 Euros en gage mais qui est finalement moins salope qu’il n’y paraît, etc !
On n’osera donc pas parler de psychologie fouillée, de dialogues questionnant l’âme du lecteur, voire, on se souviendra même de certains passages « vulgarisateurs » (les conférences du scientifique sympa donnée à ses étudiants) comme un des rares moments plutôt pénible de l’histoire.

Exclusivement construit sur la découverte périlleuse et mortelle de la faune et de la flore de l’île de Henders, « Fragment » tient tout entier dans le suspense inhérent à cette situation ainsi que par la grâce d’une fin originale et surprenante. On soupçonne même que certains écrivains se seraient sans doute contentés de cette conclusion pour construire un tout autre récit où l’action aurait eu moins d’importance, mais Warren Fahy a choisi de faire simple et efficace, appliquant avec un bon sens brutal -et très commercial- les grandes recettes des ateliers d’écriture états-uniens.

On passe donc outre les déséquilibres du récit : la moindre créature ou plante est cataloguée et comprise en trois secondes d’observation dans un mini labo de la Nasa -trop forts !
On choisit d’oublier les incohérences permettant de simplifier la narration : les militaires gèrent la zone en direct avec la présidence US, mais les scientifiques font ce qu’ils veulent –trop cool !
On zappe tout ce qui devrait hérisser le poil : comment et surtout pourquoi, peut-on être un scientifique arriviste, rechercher la célébrité et vouloir déclencher la fin du monde, tout cela en même temps –trop méchant, le mec !
On oublie tout ce qui pourrait fâcher et on décide, sans état d’âme, de ne retenir que le côté addictif de l’entreprise. Une fois que l’on a lu son prologue, on ne lâche plus ce « Fragment » même si on sait qu’on se fait avoir !

Succès oblige (une bonne quinzaine de traductions), ligne inspiratrice évoquant « Jurassic Park » versant gore et un Michael Crighton qui aurait oublié le monde des Bisounours pour charcler ferme et souvent, « Fragment » est déjà travaillé au corps par les producteurs et scénaristes US. Pas dit que le futur film soit le carton espéré tant la possible absence aux manettes d’un réalisateur chevronné et inspiré risque bien de faire apparaître au grand jour tous les défauts qu’une lecture haletante maquille habilement d’ailleurs.

On ne sait pas non plus ce que l’avenir littéraire de Warren Fahy nous réserve, mais il parvient en tout cas à nous distraire avec une bonne grosse dose d’énergie grâce à ce « Fragment ».

PS : Très intéressant, on conseille aux lecteurs anglophones comme aux non pratiquants, la consultation du site de l’auteur qui contient une très intéressante galerie iconographique des créatures de l’ile de Henders (seulement 3 dessins et fiches repris dans l’édition J’ai Lu) ainsi que de nombreux liens vers des articles scientifiques ayant visiblement inspirés l’écrivain.

Stéphane Pons



Titre : Fragment (Fragment, 2009)
Auteur : Warren Fahy
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Stéphane Carn
Couverture : Marc Simonetti
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Jean-Claude Lattès, 2009)
Collection : SF
Site Internet : page roman (site éditeur), le site de l’auteur (en anglais)
Numéro : 9382
Pages : 504
Format (en cm) : 10.9 x 17.7 x 2.7 (poche)
Dépôt légal : septembre 2010
Parution : 13 octobre 2010
ISBN : 978-2-29002-7929
Prix : 8,40€



Stéphane Pons
Hilaire Alrune
28 février 2011


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